Et si, pour faire face à la « crise existentielle » que nos organisations traversent, faciliter la coopération au sens large s’avérait une stratégie gagnante ? N’est-ce pas grâce à la coopération que l’humanité perdure depuis des lustres ? Les capacités auxquelles elle fait appel ne forment- elles pas notre valeur intrinsèque ?
Nous évoluons dans un monde complexe toujours en quête de rapidité et de performance
Notre monde est interdépendant est interdépendant d’un bout à l’autre de la planète. Nous sommes confrontés, en mode accéléré, à de nombreuses menaces, qu’elles soient d’ordre écologiques, sanitaires, économiques, ou encore politiques.
C’est un monde paradoxal.
Un ou deux clics suffisent aujourd’hui pour ouvrir une vaste fenêtre sur le monde, et accéder à une multitude d’informations. La technologie nous décharge d’un certain nombre de tâches pénibles et/ou chronophages. Pour autant nous voilà renvoyés par la même occasion à une forme d’impuissance. Certes, tout est accessible, mais nous ne pouvons pas tout faire, tout traiter, tout assimiler. Oui, la technologie nous facilite la vie et repousse nos limites, mais elle questionne aussi notre valeur intrinsèque d’humain, ce qu’illustrent parfaitement les débats suscités par ChatGPT ou encore Midjourney. Si ces robots super puissants font mon travail, qu’est-ce que je vais faire alors ? Quelle va être ma valeur ?
Par ailleurs, notre quête de rapidité et de performance, associée à un fonctionnement souvent binaire qui compare, catégorise, étiquette, nous conduit à séparer, opposer, rester en surface. Et nous prive de précieuses informations pour appréhender notre environnement, dimensionner notre action et, in fine, obtenir un meilleur résultat. Sans compter la raréfaction des ressources naturelles et les crises successives, elles-mêmes génératrices de tensions…
Cette crise existentielle questionne à de multiples niveaux
Si cette crise existentielle se joue à l’échelle individuelle, elle impacte nécessairement les entreprises et plus largement les organisations, au sein desquelles nous évoluons au travers de nos consommations et de nos activités. Elle bouscule en premier lieu, et ce n’est pas un scoop, la gestion des ressources humaines, interroge gouvernance et modèles organisationnels, et questionne la notion de valeur à plusieurs niveaux.
Sur le plan des Ressources Humaines
Recruter, conserver, engager devient une gageure avec des salariés en quête de sens, d’autonomie, attentifs à leur qualité de vie et leur équilibre pro/perso. Ils sont aussi sensibles à la qualité de leur management et aux opportunités d’apprentissage. Ces aspirations conduisent un certain nombre d’entre eux à tenter l’entreprenariat indépendant, changer de métier ou simplement de région :
- Accentuant ainsi les déséquilibres entre secteurs d’activité ou zones géographiques
- Contribuant à une forme d’atomisation des savoir-faire, qu’il convient malgré tout d’assembler pour produire.
Tout cela modifie en profondeur les relations entre parties prenantes et, avec elles, les modes de collaboration dans un contexte économique quelque peu tendu, avec des marges de manœuvre certes réelles, mais pas extensibles, ni homogènes.
Que font les entreprises face à cette situation ?
Face à cette situation, les entreprises activent différents leviers, avec de réelles avancées. Ils ne sont cependant pas sans « effets kiss cool » potentiels qu’il est préférable d’anticiper :
- Augmenter les salaires ? Oui, bien sûr, mais jusqu’à quel point pour préserver la pérennité de l’entreprise, éviter des déséquilibres internes et un appel d’air trop important ?
- Plus de liberté ? Mille fois oui, pourvu qu’elle ne génère pas de pression supplémentaire liée à la nécessité de rendre compte dans les moindres détails, ou encore à une forme d’isolement – renforcé justement par le télétravail.
- Gérer et développer des compétences ? Essentiel ! Mais pas simple : la rapidité d’évolution des métiers, l’allongement de la durée du temps de travail, les difficultés de fidélisation des salariés qui, potentiellement à peine formés, quittent l’entreprise, posent en effet de nombreuses questions : lesquelles privilégier ? Comment accompagner les transitions ou bien encore les souhaits d’évolution voire de reconversion, et dans quelles limites ? Comment partager et conserver les savoir-faire, éviter qu’ils ne soient l’apanage de quelques-uns au risque qu’ils ne s’évaporent au gré des départs ? Ou qu’ils ne deviennent obsolètes à peine intégrés ? Comment protéger les compétences externalisées qui contribuent elles aussi à la création de valeur ?
Sur le plan de la gouvernance et des modèles organisationnels
L’économiste Olivier Favreau observe, dans article paru dans le Monde le 10 juin 2022, que les pays dans lesquels les règles de « codétermination » associent les salariés aux décisions, via une représentation au sein du conseil d’administration ou de surveillance et du conseil d’établissement, sont concernés dans une moindre mesure par le phénomène de « grande démission » (sont concernés l’Allemagne, l’Autriche, et les pays scandinaves).
Selon Dominique Méda également – Professeure de sociologie, directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (Université de Paris Dauphine-PSL) » la seule solution permettant vraiment de sortir de la logique mortifère aujourd’hui à l’œuvre dans le monde du travail est de donner enfin la parole et une partie du pouvoir à celles et ceux qui font le travail » (Le Monde – 15 avril 2023 – « La Codétermination apparaît comme la solution la plus raisonnable pour sortir de la crise de travail »).
A vrai dire, les modèles organisationnels avec une horizontalité plus marquée ne sont pas nouveaux : Isaac Getz, professeur à l’ESCP Business School dans les domaines du comportement organisationnel, du leadership et de la transformation organisationnelle a théorisé le concept des entreprises dites « libérées » en 2009 (Agence Nationale pour l’amélioration des conditions de travail- Synthèse documentaire – L’Entreprise Libérée – septembre 2015).
Décriées par les uns, encensées par les autres, elles visent en tout cas à donner aux salariés la liberté d’agir pour le bien de l’entreprise. Et donc de l’autonomie, celle-là même qu’ils appellent de leurs vœux.
Sur le plan de la valeur
Pierre-Yves Gomez, Economiste – professeur à l’EM Lyon, souligne dans son article « Quel sera l’effet de la « sociétalisation » des entreprises sur les organisations de travail ? » paru dans Le Monde le 7 février 2023, qu’on demande aux entreprises un déploiement responsable des activités économiques sans épuiser les ressources et mieux, de façon à contribuer à atténuer ou résoudre les problèmes climatiques et sociaux.
Dès lors, la valeur n’est plus seulement centrée sur le résultat mais également sur la façon dont elle est produite, avec quelle intention, quelles ressources, quels impacts. Elle questionne le sens, la raison d’être, les valeurs portées par l’entreprise, sa singularité, sans oublier son alignement entre la promesse et les façons de faire.
Redéfinir la notion valeur, revoir la gestion des ressources humaines, celle des compétences, changer les modèles organisationnels, tout en veillant à préserver la pérennité des activités : encore un sacré défi !
Alors, comment relever ces enjeux?
Pour les relever, avant même les savoir-faire techniques relativement faciles à acquérir, et de toute façon voués à évoluer voire à disparaître à vitesse V, l’essentiel se joue à mon sens sur le registre de la posture : une fois expérimentée et intégrée, elle constitue un bagage « tout terrain » sur lequel s’appuyer en toute circonstance. Alors, quels ingrédients dans mettre dans notre bannette ?
Une dose esprit critique
Une bonne dose d’esprit critique, c’est indispensable pour prendre du recul face aux vraies/fausses informations ou images qui circulent sans cesse, muscler nos capacités d’analyse et de jugement, garder la tête froide et veiller à ce que évolutions technologiques restent bien au service de l’humain.
Une poignée d’empathie
Des outils pour développer l’empathie et entrer en relation avec les autres. L’objectif étant d’identifier les besoins de chacun avant de parler objectif ou action. Pourquoi ? Parce qu’une stratégie peut répondre à différents besoins (par exemple, un afterwork entre collègues peut nourrir un besoin de partage du point de vue de l’équipe et de cohésion ou d’engagement du point de vue du manager) sans toucher aux besoins en question. Ce qui limite les réactions de défense et de rejet. En outre, les stratégies étant potentiellement multiples, il est relativement aisé de trouver un terrain d’entente parmi plusieurs options. Y compris parmi celles auxquelles nous n’avions pas pensé ! Magique !
Une bonne ration de responsabilité individuelle
Une plus grande appropriation de nos propres parts de responsabilités. Nous avons tendance à rejeter la faute sur les autres, notre langage est truffé d’expressions du type : « s’il m’avait parlé un peu mieux, je n’aurai pas réagi comme ça ! »…Certes, notre interlocuteur a lancé les hostilités. Mais nous avons réagi, avec notre humeur et notre sensibilité du moment. De prime abord, c’est bien plus confortable. A y regarder de plus près pourtant, nous ne faisons pas moins que transférer vers autrui la responsabilité de notre bien-être, ce qui vous en conviendrez, lui donne un pouvoir considérable ! Impuissance, découragement, désengagement en découlent. A moins que ce ne soit la culpabilité qui ne prenne le dessus quand le reproche s’adresse à nous. De la culpabilité au manque de confiance en soi il n’y a qu’un pas…Et qui dit manque de confiance dit difficulté à passer à l’action…
En somme
Coopérer ? La solution consisterait à se doter d’un bagage qui facilite la coopération au sens large et fait globalement appel à nos aptitudes humaines. Car, n’oublions pas que la collaboration nous a permis de survivre depuis la nuit des temps. Et que, petit clin d’œil, parmi les réponses apportées par ChatGPT à la question » Qu’est-ce qu’une machine ne peut pas faire à la place d’un humain ? », l’empathie et la compassion viennent en 1er lieu, suivies de la capacité à faire preuve de créativité dans la résolution de problèmes complexes, du fait de prendre des décisions éthiques et morales complexes et difficilement mesurables, sans oublier la capacité à faire preuve d »intelligence sociale : Youpiiii !!!! La boucle est bouclée !
Vu la situation, il me semble que cela vaut la peine pour les organisations de tenter l’aventure, et d’accompagner ce changement de posture en acceptant d’y consacrer de l’énergie, du temps et le cas échéant des moyens financiers. Mais, évidemment, cela nécessite avant toute chose d’avoir envie de bouger les lignes, individuellement d’abord, collectivement ensuite…
Merci beaucoup pour cet article très riche et de livrer ainsi ta réflexion.
Il n’est pas évident de faire bouger les lignes surtout quand économiquement on a pas beaucoup de moyens ni de temps pour offrir un accompagnement à toutes ces transitions.
En effet, ce n’est pas facile. Et en même temps, je ne suis pas sûre que nous ayons le choix. Alors peut-être que le truc consiste à bouger à sa mesure, par petites touches concrètes et opérationnelles. De toute façon, Rome ne s’est pas faite en un jour! Allez, haut les cœurs !
Un article très intéressant qui propose des conseils pertinents pour naviguer dans un monde en constante évolution. Merci pour ces précieux conseils!